jeudi 12 juillet 2012

L'islam, ses tombeaux et ses saints au Mali

L'islam, ses tombeaux et ses saints au Mali
Le Monde.fr | • Mis à jour le
 
La destruction en cours des mausolées vénérés par les musulmans de Tombouctou, sous les coups de pioche et de houe des salafistes d'Ansar Eddine, soulève à juste titre l'indignation de l'opinion internationale ou du moins des instances qui s'expriment en son nom, la CPI ou l'Unesco. On se tromperait, cependant, à voir dans ces actes une simple provocation à l'endroit de ceux qui, à Bamako ou à Paris, entendent défendre les rares témoins du passé médiéval du Mali. Ce qui se joue en ce moment à Tombouctou n'est pas seulement un bras de fer médiatique entre volonté de détruire et volonté de conserver, entre amnésie et patrimoine, mais le dernier épisode en date d'un conflit doctrinal presqu'aussi ancien que l'islam lui-même. La réaction du royaume chérifien du Maroc, jusque-là bien silencieux dans la crise malienne et qui en appelle aujourd'hui à l'ONU, montre l'inquiétude que soulève, dans un pays d'islam traditionnel, cette remise en cause radicale de la tradition et de l'autorité en matière de religion. Comment donc expliquer que l'on puisse détruire ainsi, au nom de l'islam, des monuments vénérés par d'autres musulmans ?

Les événements de Tombouctou ont des précédents. En Libye, à la faveur de la guerre civile qui a conduit à la chute de Kadhafi, des miliciens salafistes ont non seulement profané des tombes des cimetières militaires de la seconde guerre mondiale, mais détruit à la roquette plusieurs mausolées de saints musulmans. Au Yémen, en 1994, le mausolée d'al-Aydarus, considéré comme le saint patron d'Aden, et le cimetière qui s'était constitué depuis le xvie siècle autour de sa dépouille, ont été attaqués à la grenade et au bulldozer. Remontons plus loin dans le temps : en 1805-1806, lors de la prise de La Mecque et de Médine, les villes saintes de l'islam, par les hommes de Saoud, troisième souverain de la dynastie du même nom qui règne aujourd'hui sur l'Arabie saoudite, ces derniers entreprirent de détruire les dômes érigés au dessus des tombes de Khadija, la première épouse du Prophète, et de Hassan et Hussayn, ses petits-fils ; le mausolée du Prophète lui-même fut épargné, mais pas le trésor accumulé depuis des siècles par les dons des fidèles dans sa Chambre funéraire (la Hujra), qui fut entièrement pillé. Les salafistes d'Ansar Eddine s'inscrivent ainsi dans un courant doctrinal dont les représentants les plus actifs sont les Wahhabites d'Arabie saoudite (qui pour certains réclament toujours le démantèlement de la Hujra à Médine), et dont les maîtres à penser sont aussi anciens qu'Ibn Taymiyya (1263-1328) et Ibn Hanbal (780-855).

Si les théoriciens et les miliciens de l'islam le plus rigoriste s'en prennent ainsi aux monuments funéraires, c'est en vertu du principe de la soumission des croyants devant Dieu, qui ne devrait jamais être aussi absolue que dans la mort, et de l'injonction du "nivellement des tombes" qui se doivent d'être anonymes et discrètes, selon une tradition attribuée au Prophète. Mais ce qu'ils visent va bien au-delà d'une simple mise en œuvre des recommandations des juristes en matière funéraire.
Dans l'histoire longue de l'islam, l'apparition des monuments funéraires (dont les plus anciens remontent au IXe siècle, deux siècles après la mort du Prophète) est étroitement associée à la dévotion envers les "amis de Dieu" (wali Allah), à l'affirmation d'un véritable "culte des saints" si l'on veut dire les choses en termes chrétiens. C'est précisément la crainte de voir le pur monothéisme musulman se teinter d'associationnisme, de voir les fidèles associer d'autres noms à celui de Dieu et demander à de simples mortels d'intercéder auprès de Lui à la manière des chrétiens, qui justifie aux yeux des salafistes la destruction des mausolées. Stigmatisé comme une superstition entâchée de paganisme, comme une dévotion tout juste bonne pour les esprits faibles, femmes et enfants, le culte des saints musulmans n'a plus guère aujourd'hui de défenseurs, à l'heure où un véritable terrorisme intellectuel s'exerce sur les chaînes satellitaires arabes subventionnées par le mécenat wahhabite.
Un pan entier de l'histoire de l'islam est ainsi en train de disparaître sous nos yeux, quand bien même l'on reconstruise un jour les mausolées de Tombouctou. La perte de ces derniers, d'ailleurs, n'est pas irrémédiable : seuls leur nom et leur emplacement sont anciens, leurs murs de banco ayant été régulièrement reconstruits depuis le Moyen Age. En revanche, les salafistes pourraient bien gagner la guerre de la mémoire et imposer leur amnésie purificatrice, si l'on ne rend par leur histoire aux saints de Tombouctou et d'ailleurs. Depuis des siècles en effet, des villages du Maroc à ceux d'Anatolie en passant par la vallée du Nil, au carrefour des routes, à l'emplacement des marchés, et aux portes des villes où la civilisation de l'islam a concentré ce qu'elle avait de plus cher (le savoir et le commerce), les saints ont veillé sur les vivants. Qu'ils fussent descendants du Prophète (sayyid, d'où ce titre de sidi que portent les saints du Maghreb et du Sahel) ou de plus modeste origine, savants passés maîtres dans les sciences positives ou mystiques versés dans les savoirs ésotériques, guérisseurs ou protecteurs, pacifiques ou belliqueux, hommes ou femmes (comme Zaynab, Nafisa et Ruqayya, les saintes patronnes du Caire), les "amis de Dieu" ont accompagné les gens dans leurs joies et leurs peines, dans leurs fêtes et leurs alarmes. Par leur exemple, leur enseignement et le culte qu'ils ont suscité, les saints musulmans ont joué un rôle de premier plan dans la conversion des populations à l'islam. Leurs noms emplissent encore la toponymie et le calendrier aux dates de leur anniversaire (mouled).
La désacralisation des mausolées, où l'on venait volontiers glisser une prière écrite sur un bout de papier, nouer un foulard ou déposer une aumône en ex voto, pourrait bien marquer une nouvelle étape dans le désenchantement des sociétés musulmanes contemporaines. Mais les destructions en cours à Tombouctou constituent surtout une remise en cause radicale des modèles traditionnels d'autorité en islam. En l'absence d'un clergé constitué (si l'on veut bien mettre à part le chiisme iranien), c'est le savoir reçu en héritage d'une lignée de maîtres qui fonde l'autorité des hommes à qui la communauté musulmane confie traditionnellement le soin des affaires religieuses. Tout autant que les manuscrits conservés dans ses bibliothèques privées, les tombeaux vénérés de Tombouctou témoignent à leur manière de l'autorité de la tradition, laquelle est d'autant plus prégnante que son histoire est longue. En détruisant les saints mausolées, les salafistes (littéralement, ceux qui suivent l'enseignement des anciens) n'ont pas d'autre intention que d'abolir le passé et d'effacer ses traces, pour mieux lui substituer l'ordre des origines. Le mythe contre l'histoire.

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