mercredi 25 février 2015

Comment le Sahel est devenu une poudrière, par Philippe Leymarie (Le Monde diplomatique, avril 2012)

Comment le Sahel est devenu une poudrière, par Philippe Leymarie (Le Monde diplomatique, avril 2012)

Une conséquence de la guerre en Libye

Comment le Sahel est devenu une poudrière

Le coup d’Etat militaire qui, le 22 mars, a renversé le régime « modèle » du président malien Amadou Toumani Touré a ajouté à la confusion régionale. Secouée par les nouvelles rébellions de mouvements touaregs, la bande saharo- sahélienne pâtit également de l’impunité des groupes armés se réclamant d’Al-Qaida au Maghreb islamique.
par Philippe Leymarie, avril 2012
« Incompétence... Incapacité à lutter contre la rébellion et les groupes terroristes dans le Nord... » : les jeunes officiers en tenue de camouflage qui se sont emparés du pouvoir le 22 mars à Bamako n’avaient pas de mots assez durs contre leur ancien chef, le président et ex-général Amadou Toumani Touré, longtemps présenté comme un « soldat de la démocratie ». En mars 1991, il avait participé au coup d’Etat contre le général Moussa Traoré et pris la tête du Comité de transition pour le salut du peuple. A l’issue d’une conférence nationale et d’élections, il avait remis le pouvoir aux civils. Entré en politique et devenu président en 2002, il devait terminer son second mandat avec l’élection de son successeur, le 20 avril.

Le Comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’Etat (CNRDRE) a suspendu les institutions et mis fin au processus électoral, tout en assurant qu’il ne souhaitait pas « confisquer la démocratie », mais simplement « rétablir l’unité nationale et l’intégrité territoriale ». S’il se maintient, rien ne dit cependant que ce régime militaire, unanimement condamné, sera en mesure de retourner la situation à son profit dans un Nord en déshérence, aux confins de l’Algérie et du Niger.

Seule activité économique dans les zones les moins peuplées du Sahel, le tourisme est à l’arrêt. La région algéro-malienne de Taoudeni, l’Aïr nigérien, l’Adrar mauritanien sont désertés par les visiteurs étrangers (voir la carte). De plus, ces derniers mois, le retour de Libye de milliers de combattants — en majorité touaregs —, la prolifération d’armes et l’explosion des trafics de cocaïne ou de cigarettes ont achevé de propager une guerre larvée dans le sud de l’Algérie, dans le nord du Mali, dans le nord du Niger ainsi que dans une partie de la Mauritanie.

« Je n’aurais jamais imaginé qu’une poignée de fous furieux inspirés par les troubles des années 1990 en Algérie parviendraient à transformer la zone saharo-sahélienne en Far West, à apeurer les populations locales et à les réduire à la misère », déplore le voyagiste Maurice Freund, atterré « de voir aujourd’hui des gamins de 15 ans, armés de kalachnikovs, faire la loi à Gao ». Point-Afrique, l’une des agences proposant la découverte du Sahel, qu’il a fondée en 1996, a dû se retirer de la région après l’assassinat en 2007 de touristes français en Mauritanie et la prise en otage d’employés d’Areva dans le nord du Niger, en 2010.

La révolte des « hommes bleus » commence, le 17 janvier 2012, par une attaque sur Ménaka, dans le nord du Mali, suivie de plusieurs semaines d’actions victorieuses contre des garnisons de l’armée malienne, dont la prise de la base de Tessalit, le 11 mars. Le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA), né en 2011, alignerait un bon millier de combattants, dont quatre cents ex-soldats de feu le président libyen Mouammar Kadhafi. Il s’est battu à partir de janvier 2012 en « partenariat » avec Ançar Dine (Défense de l’islam), lié à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI), qui prétend aujourd’hui contrôler l’essentiel du nord-est du Mali.

Renouant avec les rébellions touarègues de 1963, 1990 ou 2006, le MNLA réclame l’indépendance des trois régions du Nord, Tombouctou, Gao et Kidal, soit plus de huit cent mille kilomètres carrés, et 65 % du territoire malien (une fois et demie la superficie de la France), mais seulement un dixième de la population du pays, estimée à quatorze millions de personnes et répartie entre treize « cercles » (regroupements de communes) (1).

« En 1957, déjà, les Touaregs avaient expliqué aux Français [les colonisateurs] qu’ils ne voulaient pas être intégrés à la république malienne, souligne M. Mahmoud Ag Aghaly, président du bureau politique du MNLA. Et, depuis trente ans, on discute avec le gouvernement, on signe des accords, mais sans effet (2). » Les indépendantistes estiment que le nord du Mali est complètement abandonné par l’Etat. Ce que reconnaissait M. Touré lui-même : « [Là-bas], il n’y a pas de routes, de centres de santé, d’écoles, de puits, de structures de base pour la vie quotidienne. En fait, il n’y a rien. Un jeune de cette région n’a aucune chance de se marier ou de réussir sa vie, sauf peut-être en volant une voiture pour rejoindre les contrebandiers (3) »

Un millier de soldats maliens, appuyés par un demi-millier de miliciens touaregs et arabes ralliés, avaient été dépêchés en renfort à Gao, Kidal et Ménaka. Mais ces troupes peu motivées — le taux de désertion est élevé, y compris parmi les officiers supérieurs — et parfois moins bien équipées que les rebelles ont essuyé une suite de revers. Même en temps de paix, la petite armée de Bamako n’a jamais été en état de contrôler les neuf cents kilomètres de frontière avec la Mauritanie, ou les mille deux cents kilomètres avec l’Algérie.

Même si cette nouvelle guerre risquait de gâcher la fin de son dernier mandat, M. Touré se montrait encore philosophe : « Cela fait cinquante ans que le problème du Nord existe. Nos aînés l’ont géré, nous le gérons, et nos cadets continueront à le gérer. Ce problème ne finira pas demain (4). » Selon lui, la bande saharo-sahélienne restait incontrôlable parce que les combattants, militants, trafiquants ou commerçants sillonnent une région grande comme l’Europe en se moquant des frontières.

Mis en place à Tamanrasset en 2010, le Comité d’état-major opérationnel conjoint (Cemoc) pâtit de l’absence de consensus entre les riverains du Sahara. En liaison étroite avec les instructeurs du commandement des opérations spéciales (COS) français, la Mauritanie prône le « tout sécuritaire » ; le Mali plaide pour un développement à long terme, seul à même de tarir les sources de recrutement des mouvements touaregs ou des katiba (unités combattantes) d’AQMI.

Pour Bamako, l’Algérie est à la fois la cause et le remède à l’insécurité liée au terrorisme. L’ancien Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), rebaptisé AQMI en 2007, est en effet issu à l’origine des Groupes islamistes armés (GIA) algériens, et seuls les services de renseignement et de sécurité de ce pays seraient à même de lui faire entendre raison. En outre, avec les 6 milliards d’euros de son budget de la défense (trente fois plus que celui du Mali), Alger aurait les moyens d’imposer sa loi dans les confins sahariens. Selon M. Touré, l’extrême nord du Mali, où seraient réfugiés les preneurs d’otages d’AQMI, est une excroissance algérienne de fait : « Gao, Tessalit et Kidal sont pour moi la dernière wilaya [préfecture] de votre pays. L’histoire de votre pays est liée à cette région (5). »

Risques de contagion

Alors que l’incendie dans le nord du Mali menace toute la région, la tendance à mélanger l’irrédentisme avec le terrorisme ou la criminalité contribue à brouiller les cartes (6). En outre, l’élimination en octobre du colonel Kadhafi, qui se prenait pour un roi du Sahara ou du Sahel (7), a ôté un adversaire à AQMI et lui a permis de reconstituer ses stocks d’armes. Pour le président du Niger, M. Mahamadou Issoufou, la rébellion touarègue serait ainsi un « dégât collatéral de la crise libyenne (8) ». De son côté, le MNLA — qui semble avoir rompu avec Ançar Dine — se défend de faire cause commune avec AQMI : « Les actes d’AQMI polluent notre territoire et ont perduré à cause des autorités à Bamako. Nous disons à la communauté internationale : “Donnez-nous l’indépendance et ce sera la fin d’AQMI au Mali (9). »

Le propos n’est pas sans écho en France, traditionnel parrain politique de la sous-région, qui reste dans le viseur d’AQMI pour les mêmes motifs qu’il y a deux ans : présence militaire en Afghanistan, diplomatie pro-israélienne, interdiction du port du voile intégral dans les lieux publics de l’Hexagone, mainmise sur l’uranium nigérien, attaques commandos pour tenter de libérer des otages détenus au Niger et au Mali…

A Bamako, les conseils paternalistes prodigués par le ministre des affaires étrangères français Alain Juppé — discuter avec toutes les parties, y compris le MNLA ; appliquer les anciens accords ; faire un effort de développement dans le Nord — étaient mal passés, venant d’un Etat qui a contribué à faire exploser en 2011 le chaudron libyen, et qui encourage maintenant les Etats de la région à « mieux s’organiser ». La promptitude à condamner le régime militaire mis en place le 22 mars ainsi que l’annonce de la suspension de la coopération risquent de ne pas être mieux comprises.

De leur côté, les Etats-Unis, pour lesquels le Sahara constitue un front de la « guerre contre le terrorisme », déploient leurs forces spéciales et leurs « grandes oreilles ». Ils souhaiteraient éliminer les chefs d’AQMI, mais ils butent sur le veto mis par Alger au survol de son territoire par les drones de la Central Intelligence Agency (CIA) ou de l’US Air Force, et sur la méfiance de l’ensemble des pays riverains du Sahara, qui craignent qu’une présence américaine trop voyante n’attise le feu, comme en Afghanistan.

La région est devenue une poudrière. Pour tous, le risque est celui de la contagion et de la balkanisation du Sahel. Des centaines de membres de la secte islamiste Boko Haram se seraient réfugiés au Niger et au Tchad (lire « Aux origines de la secte Boko Haram »). Les miliciens islamistes shebab, en Somalie, aux prises avec les armées kényane et éthiopienne, risquent d’essaimer vers le Sahel. Le Mouvement pour la justice et l’égalité de M. Gibril Ibrahim est tenté de reprendre les armes au Darfour. Dans le nord de la Centrafrique, le « général » Baba Laddé, à la tête d’un Front populaire pour le redressement, prétend renverser le président tchadien Idriss Déby Itno et appelle à une grande alliance entre Touaregs, AQMI, Sahraouis du Front Polisario, etc.

Pendant ce temps, l’Algérie, le Niger, la Mauritanie et le Burkina Faso ont vu arriver du Mali deux cent mille réfugiés fuyant les combats dans le Nord, tandis que le Programme alimentaire mondial estime que, dans le contexte actuel de sécheresse et de famine, cinq à sept millions d’habitants du Sahel auraient besoin d’une assistance immédiate.
Philippe Leymarie
Journaliste.
(1) Lire Robin Edward Poulton, « Vers la réintégration des Touaregs au Mali », Le Monde diplomatique, novembre 1996.
(2) Jeune Afrique, Paris, 21 février 2012.
(3) El Watan, Alger, 4 avril 2009.
(4) « Le débat africain », Radio France Internationale (RFI), 26 février 2012.
(5) El Watan, op. cit.
(6) Cf. Antonin Tisseron, dans « Géopolitique du Sahara », Hérodote, n° 142, Paris, troisième trimestre 2011.
(7) Kadhafi avait créé de toutes pièces à Tripoli en 1998 une Communauté des Etats sahélo-sahariens (CEN-SAD), sorte d’Union africaine bis.
(8) Le Monde, 15 février 2012.
(9) Jeune Afrique, op. cit.

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