lundi 29 août 2016

Mémoire d'un crocodile" de Amidou Mariko

CommentairesMémoire d'un crocodile" de Amidou Mariko

"Mémoire d'un crocodile" de Amidou Mariko qui a participé en tant que sergent à la rébellion de 1963:

Chapitre 9. La culpabilité (1963).

Oui, il s'est passé des choses terribles pendant cette révolte....Je suis tombé dans une embuscade, j'ai participé à des accrochages, j'ai vu tomber des gens à mes côtés. J'ai appris à cette époque ce qu'était la guerre, et combien elle n'est pas belle. La guerre n'est jamais une bonne chose, mais celle-ci était en plus d'un genre particulier, le pire. Car il ne s'agissait pas d'un affrontement entre deux armées, en plein jour, mais d'une guérilla, d'un tourbillon de coups de mains, d'attaques obscures, de répression souvent aveugle. Dans ce type d'opération, on ne sait même pas où est l'ennemi, on finit par se méfier de tout le monde car n'importe qui peut aider et soutenir la rébellion sans qu'on le sache, déserter du jour au lendemain alors qu'on a donné sa confiance, et l'ami d'hier peut devenir sans crier gare l'ennemi du lendemain. Inversement, comme tout ce que l'on rencontre peut constituer une menace, on se retourne souvent contre des gens dont on a peur alors qu'ils sont parfaitement innocents. On cherche à comprendre par tous les moyens ce qui se passe, à obtenir des renseignements, et ces moyens se retournent contre vous parce qu'ils vous font perdre votre honneur. Alors, même battu, l'ennemi devient victorieux, parce que vous avez perdu votre âme.
Donc, nous avions créé une zone interdite afin d'isoler les rebelles et les couper de la population. Cette zone n'était pas cartographiée, mais elle englobait tout le nord de l'Adagh. A l'intérieur, plus personne n'avait le droit de circuler, et tous ceux que nous y trouvions étaient appréhendés comme rebelles potentiels. Comme il fallait gêner au maximum les mouvements des révoltes, et que nous étions dans le désert, les puits étaient particulièrement importants. Notre système était d'en contrôler le plus possible car les rebelles, qui se déplaçaient tous à dos de chameaux, devaient obligatoirement y passer pour boire et abreuver leurs animaux. Les puits que nous ne pouvions avoir en main devaient être soit bouchés, soit piégés. Les seuls puits libres étaient ceux que l'armée pouvait défendre.
Dans ce pays où l'eau nécessaire pour la vie est si rare, nous avons fait ce travail de destruction. Nous avons bouché des dizaines de points d'eau, et nous en avions piégés tout autant. On dégoupillait une grenade, on la plaçait sous un récipient au bord du puits, ou sous une grosse pierre qu'il fallait pousser pour puiser de l'eau. Il suffisait que quelqu'un déplace le récipient ou la pierre pour que la grenade explose. Beaucoup sont morts à cause de ce procédé qui limitait les déplacements des rebelles, mais choquait aussi considérablement l'ensemble des nomades, car il leur interdisait l’accès à l'eau qui est sacrée. Parfois, cela s'est retourné contre nous, car les rebelles à leur tour utilisaient ce procédé pour nous gêner. Nous nous déplacions avec de gros fûts stockés dans nos véhicules qui nous servaient à garder l'eau pour boire et faire la cuisine. Un jour, pendant une patrouille dans la région de Boughessa, nous manquions d'eau depuis vingt-quatre heures lorsque nous sommes arrivés au puits d'Arly, sur lequel nous avions foncé parce que nous le savions libre de pièges et non bouché. Mais lorsque nous sommes arrivés, un chameau mort avait été jeté dedans par les rebelles. Il avait pourri et l'eau était complètement contaminée. Finalement, ce ne fut pas si grave, parce que nous avons pu puiser cette eau, le faire bouillir et nous servir quand même. Mais il y avait eu un sentiment découragement, de lassitude devant ce spectacle.
Dans la zone interdite, aucun être vivant n'avait le droit de circuler. Le commandement considérait ainsi que même les animaux n'y avaient pas leur place. Les troupeaux des nomades étaient censés avoir suivi tous ces gens qu'on avait déplacés vers les zones autorisées, autour des villages par exemple, ou dans le sud de l'Adagh. Les animaux restants étaient donc considérés comme appartenant aux rebelles ou à des familles ayant désobéi aux conjonctions de l'armée. Nous avions ordre de les abattre sur place si nous en rencontrions. Ces mois de révolte furent ceux de grands massacres d'animaux, et sur ordre. Nous en avons abattus des centaines, un véritable carnage. Les bœufs, les chameaux, les chèvres, tout le bétail rencontré dans la zone interdite était massacré. Cela faisait mal au cœur, car c'était la richesse propre de ce pays que nous avions l'ordre de supprimer. Beaucoup d'animaux cependant revenaient d'instinct à leurs zones de pâturage habituel, sans que leurs propriétaires aient décidé de désobéir. Mais qu'importe, il fallait les tuer. C'était l'avenir même de toute cette population qui disparaissait...
Ce ne fut donc pas une action propice à nous attirer l'amitié des Touaregs. Pour les nomades, les animaux sont tellement importants qu'ils les aiment souvent autant que des êtres humains. Inévitablement, tous ces massacres nous ont faits passer pour des monstres. Quant aux gens qui se faisaient prendre dans la zone interdite, certains furent tués, mais ce ne fut pas le cas de tous. Beaucoup de soldats affectés au nord venaient de l'armée française où les officiers leur avaient inculqués des principes, des règles de la guerre qu'ils n'avaient pas oubliée. Les personnes appréhendées étaient donc la plupart du temps arrêtées et ramenées dans les zones autorisées comme prisonniers. Mais comme ils étaient souvent susceptibles de savoirs certains choses, d'avoir eu un contact avec les rebelles ou d'en faire partie, leur sort n'était pas plus enviable, car ils étaient souvent torturés pour obtenir des renseignements. Beaucoup de gens ont été ainsi suppliciés gravement. C'est cette dernière réalité qui m'a rendu le plus malade, ces interrogatoires qu'on faisait subir à ces pauvres gens.
Hélas, je fi aux premiers loges de ces services. Parce que je parlais un peu le tamacheq, le lieutenant chargé d'interroger les suspects arrêtés m'avait réquisitionné comme interprète. Je devais rester dehors, près de la porte de la salle où l'on interrogeait les gens, et si un problème de compréhension se posait, j'étais appelé pour remplacer l'interprète touareg en qui les officiers n'avaient pas entièrement confiance. Je ne supportais pas des interrogatoires, ce qui a fini par me poser de gros problèmes. A cette époque, je n'étais que sergent et je n'avais pas une position suffisante pour empêcher tout cela. Je ne savais que faire et cela m'accablait. Le lieutenant lui-même n'était pas quelqu'un qui cherchait à faire souffrir les prisonniers, cela se sentait. Mais il était entouré par des gens qui n'étaient pas comme lui, et qui n'aimaient pas les " fellaghas". Ceux-là voulaient, lorsqu'ils avaient un suspect entre les mains, lui faire endurer tout ce qu'ils pouvaient imaginer. Alors, un jour, cela s'est mal passé.
Nous avions arrêté un jeune qui était considéré comme suspect. On l'avait sorti de la prison pour l'amener dans la salle d'interrogation. On m'a appelé, et je suis entré dans cette salle où se trouvait déjà le sergent AdamaKatabani. Il hurlait sur le jeune suspect, attaché sur une chaise, et soudain je l'ai vu sortir un couteau et annoncer qu'il allait lui couper le sexe. Je ne l'ai pas supporté. Je me suis jeté sur lui et ai commencé à lutter pour l'empêcher de commettre cet acte. Nous avons roulé par terre et il a fallu que le lieutenant, attiré par le bruit, intervienne pour nous séparer. Lorsqu'il a appris ce qui s'était passé, le lieutenant a quand même copieusement engueulé le sergent! Mais je n'étais pas là tout le temps ni partout, et ce que j'ai pu empêcher ainsi n'étais pas grand-chose. J'étais profondément contre ce genre d'agissement. Peut-être arrivait-on ainsi à soutirer certains renseignements, mais ce qui était sûr, c'est que l'on se mettait toute la population à dos. J'avais des principes, et ma nature même était contre ce genre de lâcheté et de violence. Frapper quelqu'un de désarmé, le mutiler, simplement parce qu'il avait été dénoncé comme suspect, sur une simple déclaration dont on n'était même pas sûr de la véracité, je ne pouvais vraiment pas l'admettre.
A partir de cette affaire, je n'ai plus été utilisé comme interprète, et pour m'éloigner, on m'a affecté à la garde des prisonniers. Je n'entendais plus ces cris insoutenables, je n'assistais plus aux interrogatoires. Mais je savais qu'ils continuaient sans moi, et cela me déprimait, comme d'ailleurs beaucoup de mes camarades qui n'approuvaient pas du tout ces méthodes. Hélas, nous ne pouvions pas intervenir, et ce fut la seule fois où j'ai pu m'interposer. Il fallait subir aussi les exécutions. Les suspects interpellés dans la zone interdite, ceux qu'on avait arrêtés dans les campements, ceux aussi qui avaient été dénoncés, notamment sous la torture, étaient la plupart du temps exécutés. On ne massacrait pas des campements entiers, mais il arrivait souvent que lorsque l'armée arrivait près des tentes d'une famille, les militaires interrogeassent brutalement les gens. Certains ne comprenaient même pas le français et se troublaient, d'autres avaient tout simplement peur et cela revenait au même. Ils étaient tout de suite considérés comme suspects et abattus sur place ou encore ramenés à Kidal ou à Tessalit pour interrogatoire. Ce qui ne faisait d'ailleurs la plupart du temps que reculer leur exécution. J'ai ainsi assisté à un certain nombre de ces tueries, notamment à Tessalit. Le commandant de la zone opérationnelle avait déclaré qu'il fallait faire des exemples. Chaque fois qu'on exécutait quelqu'un, nous devions rassembler toute la population pour qu'elle assiste au spectacle. Les gens avaient ordre d'applaudir, alors qu'on tuait devant eux des parents, des amis, des enfants, des proches. Il leur était aussi interdit de pleurer. Tout cela me révoltait, me rendait vraiment physiquement malade.
On a fusillé des gens tout à fait innocents. L'un d'eux s'appelait Sidammar, et c'était mon ami. C'était un homme assez âgé, qui avait été guide dans l'armée française, et l'était resté dans l'armée malienne. Il conduisait notre détachement, et je m'étais très vite lié avec lui. Il avait vu que je m'intéressais à la langue touaregeue, alors il m’apprenait beaucoup de choses, et l'on discutait longuement tous les deux. Nous étions devenue tellement proches que ce vieil Ifoghas m'avait même promis de me donner une de ses filles en mariages lorsque la rébellion serait terminée. Cet homme m'a beaucoup marqué et m'a fait comprendre tant de choses! C'est grâce à lui que j'ai réalisé que cette révolte aurait pu être évitée, parce que les rebelles étaient peu nombreux au début, mais notre action avait radicalisé de nombreuses personnes. Sidamar passait son temps à essayer de faire comprendre aux militaires qu'on pouvait arriver au but par d'autres moyens, qu'il y avait d'autre méthodes possibles, plus propres et surtout beaucoup plus efficaces. J'étais en accord avec lui, et nous en discutions longuement. Nous en arrivions aux mêmes conclusions : la brutalité et la force peuvent avoir une efficacité à court terme, mais il est certain qu'elles sont inutiles à long terme et ne font qu'aviver la haine. D'autres façons d'agir pouvaient être plus morales et auraient obtenue de meilleurs résultats ! Cet homme était très humain. Mais hélas, il a été dénoncé par quelqu'un, peut-être Elladi, sous la torture. J'avais passé six mois avec lui, nous vivons ensemble, nous mangions ensemble. Au bout de six mois, il a été arrêté, emprisonné et, très vite, il a été fusillé à Tessalit, avec son fils qui était devenu suspect à cause de son père. J'ai pleuré longtemps ce jour-là, parce que j'étais très lié avec cet homme, que je le savais incapable de nous causer du tort et que nous avions commis là une véritable injustice.
Hélas, je n'ai pas non plus réussi à éviter cela. La seul chose qu'il m’était possible de faire était user de mon influence auprès de mes camarades, leur des conseils afin qu'il se comporte différemment. Nous discutions avec franchise entre nous sur tous ces événements, et j'essayais de les convaincre. J'ai été écouté, malgré tout, et je crois avoir pu éviter certains abus, certaines erreurs. Mais j'en ai gardé un grand sentiment de culpabilité, je n'ai pas pu oublier tout ce j'avais vu, tout ce à quoi j'avais assisté. Je me suis juré qu'aucune autorité ne me ferait plus jamais faire ce qui me paraissait aller contre l'humanité. Certes, j'avais été impuissant, mais au moins, je n'avais pas trempé dans des actions que je reprouvais totalement. Cependant, cela ne suffisait pas. Je voulais racheter ce qui s'était passé pendant cette rébellion. Je ne savais pas comment, mais je sentais que ma vie étais maintenant orientée vers cette idée et qu'un jour, peut-être ayant obtenue voix au chapitre grâce à mon avancement, je pourrais agir dans le bon sens avec l’efficacité voulue. Je ne savais pas encore que les circonstances m'amèneraient, beaucoup plus tard, à mettre cette résolution en application. Mais ce sentiment était maintenant profondément ancré en moi. Pour l'instant, c'était la mort dans l’âme et le cœur serré que je quittais l'Adagh, le 2 juin 1964, pour rejoindre Kati où j'étais de nouveau affecté comme instructeur d'artillerie à l'Ecole militaire interarmes (EMIA).........

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